CHAPITRE VI
Lorsqu’il ouvrit les yeux, Celian ne reconnut pas ce plafond en bois sombre, aux lourdes poutres mal équarries. Des ronflements tout proches l’avaient réveillé ; il redressa la tête avec peine et vit Etan, étendue sur un matelas de fortune au fond de la pièce. A sa grande surprise, il prit conscience qu’il reposait pour sa part sur un vrai lit, ce qui ne lui était arrivé qu’en de très rares occasions. L’origine du bruit n’était cependant pas la jeune femme : dans un autre coin, derrière la porte, il identifia un tas de chiffons délavés comme Guenor, l’auteur du raffut. Le sommeil de la jongleuse ne paraissait pas en être affecté. Il essaya de se concentrer sur les raisons de sa propre présence dans cette chambre, mais ne put même pas se souvenir en quel lieu elle se situait. Ses dernières images étaient celles d’un loup gigantesque qui crachait des flammes et lui dévorait le cerveau. Le reste n’était que confusion, d’où émergeait une montagne de pierre posée sur une plaine immense.
Il voulut se lever, mais réalisa combien il était faible : lorsqu’il s’assit au bord du lit, la pièce se mit à tourner. Même le pendentif d’Edora ne lui avait jamais paru aussi lourd et brûlant, comme s’il avait emmagasiné toute la pesanteur et la fièvre qui l’avaient rongé ces jours derniers. Sa tentative avait dû réveiller Etan, car elle se retourna vers lui :
— Tiens ! Notre mystérieux trésor est enfin sorti de son cocon !
Celian ouvrit aussi grand qu’il le put ses yeux noirs en amande, mais il ne jugea pas utile de relever le surprenant qualificatif.
— Où sommes-nous ?
— A Villeforte, mais plus pour longtemps je pense. A moins que la gueule de bois ne paralyse Guenor.
Celian jeta à nouveau un œil sur le tas de chiffons ronflant qui occupait l’autre angle. Etan s’extirpa de ses couvertures et vint s’asseoir a côté de lui, face à la fenêtre aux vitres brisées. L’enfant nota son haleine fétide qui indiquait que Guenor n’avait pas bu en solitaire. Un tonnelet gisait d’ailleurs sous la table, encore jonchée de reliefs de jambon et de fromage. Cette vision lui rappela avec fugacité combien il avait faim. Il fut davantage étonné par le pansement qui gonflait l’épaule droite de la jeune femme, mais préféra avant tout s’informer sur leur situation actuelle. Etan s’appliqua à satisfaire sa curiosité d’enfant, omettant quelques détails, dont l’intérêt particulier manifesté par les Rôarns à son égard, ou les abus éthyliques de la nuit précédente. Celian fut enthousiasmé d’apprendre qu’elle les suivrait jusqu’à Pilduin, mais ne parut guère s’inquiéter des motifs qui l’y poussaient. Enfin, lorsqu’il en eut assez entendu, il l’interrompit sans autre forme de procès : son estomac criait famine de plus en plus fort.
Tout au long de cette conversation, Etan avait observé l’enfant avec un nouveau regard. Mais rien en lui, si sage et à peine âgé de dix cycles, rien hors ses yeux d’elfe si envoûtants, ne permettait de comprendre pourquoi il avait tant d’importance pour des êtres aussi répugnants que des Rôarns.
Guenor les guidait dans la foule avec un embarras évident, que seule Etan savait attribuer à son mal de tête et ses vertiges post-éthyliques. Leur objectif, le relais des Pilduinistes – point de passage obligé de tout pèlerin – était situé dans le troisième cercle, ce qui leur promettait bien du plaisir. Le nombre des réfugies allait croissant et jamais les rues étroites de la cité fortifiée n’avaient été encombrées à ce point.
Celian découvrait avec étonnement les costumes bigarrés trahissant les origines méridionales d’une bonne part des passants. La quantité d’échoppes de fortune installées par les Môharans lui semblait aussi inhabituelle. Les rudes montagnards, certes habiles négociants, ne se décidaient à quitter leurs Harads en masse qu’en d’exceptionnelles occasions, comme la foire d’Ashgenar qui n’avait lieu que tous les quatre cycles. Il fallait donc que les affaires a réaliser en la circonstance soient particulièrement lucratives. Etan nota que nombre de bourgeois locaux investissaient dans les métaux précieux dont les nains avaient le monopole de la traite, tel l’idril, le fameux or blanc des Môharans. Tout cela indiquait bien l’imminence de la crise, quoi que les bulletins officiels rassurants des hérauts de Gonfoland puissent clamer dans les ruelles bondées.
Sous la conduite mal assurée du moine, Etan et Breda portant Celian, franchirent le deuxième puis le troisième cercle. Il sembla à l’enfant que seule la présence de Guenor lui permettait d’échapper au refus des gardes lors des passages de portes. Son amour-propre se cabrait en silence lorsque les hommes d’arme soulignaient son métissage Gâlahan en termes peu flatteurs. Il comprenait cependant que la colère dont il se remplissait un peu plus à chaque confrontation, ne devait pas éclater. Ralentir leur progression à travers le dédale des enceintes fortifiées lui paraissait un danger qu’il ressentait sans pour autant le comprendre. Chaque fois que la rage montait face à la morgue des soldats, il tripotait nerveusement le pendentif d’Edora. Ce contact rassurant faisait ressurgir en lui les souvenirs des trop rares instants de bonheur passés avec sa mère, et apaisait sa fureur.
Ils longèrent le mur de la quatrième enceinte que dominait le formidable château royal, jusqu’au nord de la cité. Là, Guenor retrouva ses repères. Seuls les résidents habituels de Villeforte occupaient les ruelles avoisinantes, ce qui réduisait d’autant l’agitation, le bruit et la discordance des couleurs et des odeurs, si oppressantes dans les autres cercles. Au sein de cette ambiance plus sereine, Celian nota qu’un cavalier enveloppé dans une vaste cape noire suivait le même chemin qu’eux, une centaine de pas en arrière.
Dans la rue des Pèlerins, ils parvinrent au relais, impressionnante bâtisse bourgeoise et austère dont ils franchirent le porche de pierre blanche. D’ici partaient toutes les caravanes vers la cité sacrée. Rite pilduiniste oblige : Etan – une femme – et Celian – un non-initié – durent attendre dans la cour intérieure que Guenor ait réglé avec ses pairs toutes les formalités administratives, préliminaires à leur intégration au prochain convoi.
Perché sur la docile Breda, Celian observait alentour, tandis qu’Etan grommelait quelque chose à propos de la misogynie des moines. La cour pavée était impeccablement tirée à angles droits : des rangées interminables de lucarnes, barrées d’étril forgé, s’y ouvraient sur les six étages des quatre façades. Muk-Bar ne parvenait même pas à éclairer le pavement, tant les murs étaient hauts. Il songea avec tristesse que ce lieu humide et strict devait beaucoup ressembler au monastère qui l’attendait à Pilduin. Même le cavalier noir ne semblait pas avoir eu envie de les suivre jusque-là. L’enfant n’aurait cependant su dire dans quelle direction il avait continué, tant il avait été impressionné par la sévérité des lieux lors de leur arrivée dans la rue des Pèlerins.
L’heure avançait et Muk-Bar montait au zénith. Peut-être ses rayons parviendraient-ils à égayer les lieux. Guenor reparut enfin, sensiblement rasséréné par ce retour dans un lieu plus à sa mesure.
— Nous avons rendez-vous à la Porte du Gonfolin dans une heure ! Il faut nous dépêcher car le convoi ne nous attendra pas. Voici vos sauf-conduits de pèlerins, attestés par les autorités pilduinistes.
Etan le trouva trop excité pour un homme qui venait simplement d’accomplir un rébarbatif pensum bureaucratique. Il sautillait nerveusement d’un pied sur l’autre, incapable de se décider à donner le signal du départ malgré l’urgence dont il s’était fait lui-même l’écho.
— Mes frères du relais m’ont également informé d’un contretemps auquel je n’ai pas encore trouvé de solution satisfaisante. Peut-être que vous, Etan...
La jeune femme lui jeta un regard vert, plus décapant que toute remarque, plus pressant que toute question.
— Nos exploits d’hier a l’auberge commencent à intéresser les autorités locales. Ils voudraient bien nous poser des questions... Sans doute devrions-nous faire une halte au prochain poste de garde...
— Vieux fou ! rugit Etan. Imaginez-vous la situation ? En pleine guerre contre Quathân, au beau milieu de l’imprenable forteresse du Gonfoland, on ramasse un cadavre de Rôarn dans notre chambre ! Croyez-vous que l’on va rédiger un banal rapport de police ? Nous demander un simple témoignage ? Avant que l’on en ait fini avec cette formalité – si tant est que l’on en finisse – les armées de Marden nous auront définitivement bloqués dans cette souricière ! Non : il faut filer avant qu’ils puissent nous retrouver. Le mieux est encore de nous séparer : prenez Breda et disparaissez en bon pèlerin que vous êtes ; je vais partir avec Celian et le faire passer pour mon fils. Nous nous retrouverons de l’autre côté du pont du Gonfolin, avec ou sans convoi.
L’idée d’avoir Etan pour mère virtuelle, fit bondir le cœur du garçon. Il se sentit à la fois ému par la proposition et choqué par sa connotation sacrilège. Elle ne lui laissa cependant pas le temps d’y songer et se saisit de lui comme d’un sac de plumes pour libérer Breda.
— Allez, prenez la mule, je garde le sac du gosse. Et décampez ! ordonna-t-elle à Guenor de plus en plus inquiet.
— Comment comptez-vous faire ? Il est métis, ça se voit !
— Je n’ai pas le temps d’y réfléchir mais, si on se dépêche, la garde n’aura pas eu celui de s’organiser pour nous arrêter. Je donnerais cher pour savoir qui, du milicien ou de Fica, a bien pu vendre la mèche ! Sans doute le premier, lorsqu’il a alerté l’octroi pour rattraper le Gâlahan.
Guenor fila avec la pauvre Breda, comme s’il avait le démon aux trousses, sans que l’on pût savoir ce qui, de la suspicion des gardes ou des foudres d’Etan, l’effrayait le plus. Dès qu’il eut disparu sous le porche du relais, Celian et la jeune femme se mirent en route à leur tour.
— On va s’arrêter un moment dans l’arrière-cour d’une auberge, lui chuchota-t-elle.
Il la regarda, interloqué, se demandant si le moment était bien choisi pour une halte de pure intendance : plus ils avançaient dans cette aventure et moins les adultes lui semblaient posséder de sens commun !
Son premier réflexe lorsqu’ils furent revenus dans la ruelle fut de vérifier d’un rapide coup d’œil, la présence de gardes ou de miliciens en patrouille : rien. Il remarqua que le cavalier noir avait disparu, lui aussi.
Peu avant la porte de la troisième muraille, Etan avisa une auberge d’aspect plus cossu que celle qu’ils avaient fréquentée dans le premier cercle. Ici, les bouges se faisaient rares. Les tables y étaient joliment arrangées dans une grande salle qui sentait bon le bois ciré et les rôtis en préparation aux cuisines. Aucun poivrot n’occupait encore les lieux. Etan demanda à une grosse femme en train d’essuyer des chopes, l’autorisation d’accéder à l’arrière-cour. Celian la suivit, résigné, l’estomac un peu agacé par les fumets d’un festin potentiel. Le dos de la bâtisse était beaucoup moins soigné que l’intérieur et les odeurs nauséabondes émanant de tas de détritus accumulés lui coupèrent brutalement l’appétit. Relevant au passage l’existence d’une porte dérobée qui donnait dans une ruelle adjacente, Etan l’emmena vers les latrines, cahute en bois au fond de la cour. C’était le coin le plus fétide de l’endroit.
— Attends-moi là.
Elle prit son baluchon et s’y enferma avec courage. Resté seul, Celian observa un court instant les murs aveugles des maisons environnantes qui bouchaient l’horizon tout autour. Sa situation actuelle l’angoissait un peu, mais il voulait garder confiance en ses guides. Lorsqu’il se retourna vers la cabane aux planches mal ajustées, il sursauta : une femme venait d’apparaître entre lui et la porte. Inquiet de cette interposition inattendue, il faillit héler Etan pour la prévenir, quand il réalisa que c’était elle, vêtue d’une robe, qui se tenait là.
— Alors ? Comment me trouves-tu, déguisée en femelle ?
La robe, longue, bleu pâle avec de fines rayures blanches verticales et un peu de dentelle soulignant sa poitrine largement décolletée, était typique de Loharn. Certes un peu froissée par un long séjour dans le sac, elle restait fraîche et propre malgré le voyage. Pour dissimuler ses cheveux courts, Etan avait coiffé un bonnet brodé assorti. L’instant de surprise passé, Celian lui adressa un sourire radieux en guise de félicitations.
— Parfait ! Maintenant, petit, suis-moi et filons d’ici en oubliant de remercier notre hôte.
Jubilant du bon tour qu’ils allaient jouer aux gardes, il suivit la jeune femme pour ressortir par la petite porte, dans une ruelle aussi sordide que la cour.
Ils franchirent la troisième muraille sans trop de problèmes : leurs sauf-conduits de pèlerins leur conféraient assez de crédit aux yeux des gardes. Etan dut néanmoins subir les quolibets traditionnels, relatifs à son enfant métis. Celian les avait entendus maintes fois, adressés à Edora, sa vraie mère. Il en alla de même à la seconde porte, où elle eut en plus à remettre vertement en place un sergent aux mains baladeuses, avant de se lancer à l’assaut du dernier cercle, passablement irritée.
La foule, toujours aussi dense dans cette partie de la ville, fatiguait Celian qui renâclait de plus en plus à la traction agacée de sa pseudo-mère. Celle-ci réalisa qu’il devait être affame, vu l’heure tardive. Le traitement qu’elle lui faisait subir n’était pas adapté à une bonne convalescence. Avisant l’échoppe d’un vendeur de saucisses grillées d’Eten, elle sacrifia toute une couronne pour leur en offrir une à chacun, malgré leur prix exorbitant. Pour Celian, ce fut un vrai régal : son premier repas depuis des jours ! Elle n’était pas trop grasse, cuite et juteuse à souhait, délicatement parfumée aux herbes de la Forêt Noire : un nectar...
Il avait à peine enfourné la dernière bouchée qu’il manqua de s’étouffer, remarquant dans la foule qui les ballottait son cavalier noir. L’angoisse lui noua l’estomac qui se refusa à apprécier l’ultime morceau de saucisse. Il aurait voulu prévenir Etan, mais la peur du ridicule l’en empêcha ; il ne savait même pas ce qu’il pouvait reprocher à ce personnage, hors son aspect ténébreux. Pour se rassurer, il serra à travers l’étoffe de sa chemise le pendentif d’Edora, juste comme sa « mère » le tirait avec violence par l’autre main :
— Des Rôarns ! Ne te retourne pas, et surtout, reste tout près de moi : je pourrais les sentir à des syctes. Ils sont trop petits pour qu’on les remarque dans la foule, mais je les ai aperçus a notre droite, derrière la carriole du vendeur de saucisses.
Celian jeta un œil inquiet dans la direction indiquée par Etan ; son cœur battait la chamade et il avait l’impression que son pendentif palpitait aussi dans sa main. De temps à autre, entre les tâches de couleurs vives des passants, il pouvait apercevoir à sa hauteur leurs capes sombres se faufiler le long des façades.
— Il faut s’en débarrasser : si on arrive au poste de garde avec eux sur nos talons, on se fera repérer à coup sûr. Viens, petit !
Sans prévenir davantage, elle s’engouffra à gauche dans une venelle perpendiculaire à la grande rue qui descendait vers le dernier mur d’enceinte. Surpris, les Rôarns – deux, ou trois ? – eurent du mal à fendre le flot humain pour les rejoindre. Les pans de sa robe relevés d’une main, Celian agrippé a l’autre, la jeune femme se mit à courir dans la passe obscure. En dépit de la foule qui encombrait ce premier cercle, personne ne paraissait fréquenter les lieux. Avant que les nabots en noir n’aient atteint l’entrée du goulet, elle avait déjà bifurqué à droite dans un autre, plus sombre et malodorant que le précédent. Un rat fila entre leurs jambes dans un tas de détritus qui obstruait le caniveau central. Derrière, les bruits de pas précipités laissaient supposer que les poursuivants n’avaient pas perdu la trace.
Etan changea à nouveau de direction. Alentour, les murs de pierres portaient ici les traces d’un ancien badigeon de chaux, là le noir vestige d’un incendie d’ordures. Celian soufflait comme un phoque, incapable de suivre le rythme de l’athlétique jeune femme. Sentant son inertie croître, celle-ci décida de s’arrêter. Elle scruta d’un rapide coup d’œil les rares ouvertures qui donnaient sur la ruelle : une dizaine de portes closes, de fenêtres haut perchées... Le bruit confus des Rôarns se rapprochait. Elle tira l’enfant épuisé qui cramponnait toujours son pendentif, fit dix pas de plus et poussa la première porte venue.
Sans hésiter, ni même jeter un œil dans l’obscurité, ils entrèrent. Etan referma aussitôt, avant de se laisser glisser au sol, dans l’angle du mur derrière la porte. La brutale rupture de rythme ravivait à présent la douleur de sa blessure à l’épaule. Elle l’élançait à la cadence des battements de son cœur. D’instinct, Celian s’était blotti contre la poitrine ronde et trempée de sueur de sa « mère ». Lui aussi reprenait son souffle avec peine.
Lentement, les yeux de la jeune femme s’accoutumèrent au noir : ils se trouvaient dans une pièce sans fenêtre ni autre issue apparente que celle par laquelle ils venaient d’arriver : une cave ou un débarras. Les lieux étaient cependant occupés : allongé à même le sol, à l’opposé du réduit, un vagabond hirsute réveillé en sursaut par leur irruption les fixait par-dessus le désordre de ses biens. Sa frayeur s’estompa très vite lorsqu’il identifia les intrus. Il se gratta les cheveux, collés par la crasse, et réfléchit à ce qui venait de lui tomber du ciel : bonne affaire ou gros ennuis ?
Une galopade à l’extérieur interrompit le silencieux échange de regards. Des jupons de sa robe en bataille, Etan fit jaillir le long coutelas recourbé qui avait effrayé Celian lors de leur première rencontre. Le clochard se raidit, soudain convaincu qu’il s’agissait plus de gros ennuis que d’une bonne affaire. D’un geste, la jeune femme lui intima l’ordre de se taire. Dehors, la course venait de s’arrêter non loin de leur retraite. Il y avait plus de deux poursuivants, à en juger par le bruit des pas. Des grognements rauques confirmèrent leur origine rôarn, puis l’un d’entre eux repartit. L’une des créatures au moins devait être restée pour s’assurer qu’ils n’avaient pas trouvé refuge dans cette ruelle.
Etan retenait son souffle. Celian, terrifié, serrait le pendentif de toutes ses forces, au point de ne plus savoir dire si la palpitation qu’il ressentait provenait du bijou ou de sa main. A l’extérieur un guetteur rôarn s’était remis en marche. Une porte verrouillée résista. Les pas se rapprochèrent. Avec brutalité, le battant de bois s’ouvrit, inondant les lieux de lumière ! Face à l’ouverture, le clochard sursauta, terrorisé par ce qu’il venait de découvrir. Etan bondit hors de son coin, étonnamment leste en dépit de sa robe, et agrippa l’intrus qui lui tournait encore le dos par les longs poils de son crâne – on n’aurait su parler de cheveux. Elle lui trancha la gorge, sans autre forme de procès !
Dans la confusion, Celian s’était levé à son tour ; alors qu’il passait devant la porte, il percuta un second Rôarn qui, resté deux pas en arrière, se précipitait à son tour sur la jeune femme ! Sous le choc, tous deux tombèrent sur le sol de terre battue. Le pendentif devint alors brûlant et l’enfant dut le lâcher avec un cri. La face vaguement porcine du deuxième agresseur se tourna vers lui avec colère, mais se figea avec une expression de surprise. Ses petits yeux rouges s’écarquillèrent de terreur, autant qu’ils le pouvaient. Etan avait eu le temps de se remettre en garde, mais elle n’eut pas celui de régler son compte à l’horrible créature, tant celle-ci déguerpit vite, couinant comme si on l’écorchait. Stupéfaits, la jeune femme et le vagabond regardèrent Celian, confus de la pagaille qu’il venait de causer.
— Tu as mordu cette pauvre bête ? ironisa Etan.
Non, non, bafouilla-t-il sans paraître comprendre. Elle se redressa en essuyant sa lame sur le cuir du Rôarn mort et adressa à Celian une moue incrédule. Puis, se tournant vers le clochard hirsute :
— Toi, tu n’as rien vu ! C’est compris ?
Il leur fallut une heure pour retrouver leur route dans le dédale des ruelles qu’ils avaient parcouru. Etan regrettait un peu d’avoir sali sa robe dans la poussière de leur refuge improvisé et s’inquiétait du retour des douleurs dans son dos, suite à la détente brutale de ses muscles quand elle s’était ruée sur le Rôarn. Mais elle était plus irritée encore par le temps perdu dans cette mésaventure.
L’après-midi était largement entamée lorsqu’ils rejoignirent les avenues qui menaient à la grande porte du nord. Ils reprirent avec ardeur leur difficile progression dans le flot humain qui transhumait vers la province septentrionale de Gonfoland.
Il ne fallut pas bien longtemps à Celian pour sentir à nouveau sa présence : le cavalier noir était dans la foule. Rien, décidément, ne lui serait épargné : après avoir manqué se faire assassiner par des Rôarns, été pourchassé par la garde, laminé par la foule, voilà maintenant que les mouvements inexorables de cette marée humaine le rapprochaient de lui. Fugitive, sa silhouette obscure glissa au-dessus des visages qui l’entouraient. Etan ne semblait toujours pas le remarquer. Il aurait voulu disparaître dans un trou de souris, ou mieux, pour peu qu’elle eût été sa véritable mère, se fourrer sous les jupons protecteurs de la jeune acrobate.
Les vociférations devant eux leur permettaient d’estimer la proximité du poste de garde : il se dressait plus en aval dans la grande avenue paralysée par la foule, dont la lente progression tendait petit a petit vers un immobilisme désespérant. A gauche comme à droite, au-delà des humanoïdes entassés, l’alignement des hautes façades ne donnait aucun autre espoir d’issue. Derrière, l’ombre du gigantesque donjon royal s’allongeait, inexorable symbole du temps qu’ils perdaient.
Elle allait recouvrir la cité jusqu’à son enceinte extérieure, lorsqu’ils virent dépasser les premières pointes de hallebardes autour d’eux : l’octroi était là ; leur tour allait enfin venir. Tout un escadron de soldats passait en revue les candidats à la » sortie, sous le haut commandement d’un capitaine de la garde royale facilement reconnaissable à son panache de plumes azur, couleur de Gonfoland. Juchée sur le chemin de ronde du dernier rempart, se tenait une escouade d’archers, prêts à tirer sur la foule autant que sur un envahisseur. Face à eux, l’immense porte de pierre dont la herse était relevée paraissait un ultime signe d’espoir.
Celian jugea les événements de bien mauvais augure : le jeune homme devant eux – réfugié du sud – avait de sérieux problèmes ; il n’était en mesure de montrer ni preuve d’identité, ni lettre de recommandation et les soldats paraissaient soupçonner tout le monde de trahison. Tremblant, suppliant, il le vit finalement partir entre quatre hallebardiers vers le poste d’octroi, pour un examen plus approfondi, selon la propre déclaration du despotique officier. Cherchant une autre issue à ce piège ; il leva un œil sur Etan qui cramponnait sa main : elle était blême et silencieuse, le visage aussi tendu que lorsque les loups les menaçaient... Il jeta un regard circulaire aux environs : rien. Ou plutôt si ! Quelque chose de plus effrayant : le cavalier noir, toujours là, et juste derrière eux cette fois. A la faveur de la bousculade, il avait dû progresser avec lenteur jusqu’à ce quasi contact qui lui donna la chair de poule. Ses yeux, qu’il n’osait même plus lever, étaient juste au niveau des étriers. Il nota la richesse de la selle, incrustée de motifs complexes en idril pur, dont il ne put comprendre la signification ; leur symbolique le frappa comme s’il les avait déjà vus ailleurs. A cet instant Etan le tira vivement par la main : le capitaine se tenait face à eux :
— A ton tour, ma belle ! Identité et motif de sortie !
Puis il jeta un œil à Celian dont il n’avait sans doute pas remarqué la présence jusque-là.
— C’est un métis ! D’où sort-il ? Il est à toi ?
Cette fois, il n’y avait aucune trace de raillerie dans la voix de l’homme. Elle sonnait plutôt comme une alarme. Incrédule et presque déçu, Celian vit Etan, toujours pâle et tendue, bafouiller une justification maladroite. Ce qui l’inquiéta plus encore fut de réaliser qu’elle serrait déjà les pans de sa robe, juste à l’endroit où elle cachait son coutelas. Cette fois la catastrophe était imminente ! Le capitaine qui n’avait rien compris à la réponse fronça les sourcils en se penchant vers elle. Un sourire malsain s’esquissait au coin de sa bouche.
Un murmure, plus qu’une voix, flotta par-dessus la foule derrière eux. Celian ne put arriver à en saisir le sens ni à en localiser l’origine. Il lui était pourtant familier. Le capitaine parut soudain se détendre :
— C’est bon, allez-y.
Stupéfaits, Etan et Celian virent l’officier s’effacer en leur faisant signe de passer, comme s’il avait obtenu une réponse satisfaisante à ses questions. Sans plus chercher à comprendre, ils se mirent en marche d’un pas faussement assuré. De peur qu’ils ne changent d’avis, ils ne se retournèrent même pas vers les soldats et passèrent sous l’imposante arche de pierres de la porte du Gonfolin.
Dehors, un pont moins long que celui d’Eliborn, mais deux fois plus large et plus haut, enjambait le puissant fleuve entre ses parapets fortifiés. De loin en loin, les archers attendaient, chacun derrière sa meurtrière, un hypothétique ennemi descendant le cours du Gonfolin. Etan jeta un regard à Celian. Comme pour se faire pardonner son instant de panique, elle lui adressa un sourire aussi radieux que confus, qu’il lui rendit avec sa générosité enfantine. Devant eux, un horizon vert sombre annonçait déjà leur prochaine étape : la Forêt Noire.
Sur la rive nord, Guenor et Breda attendaient à cent pas de la dernière redoute. Le moine ne reconnut pas tout de suite Etan en la charmante jeune femme qui s’approchait. Celian espérait qu’il aurait au moins goûté le comique du bon tour joué aux gardes de Villeforte, mais le vieil homme, irrité par une demi-journée d’angoisse impuissante, ne trouva rien de mieux que de se lamenter à propos du rendez-vous manqué avec la caravane des pèlerins. Il voulait à tout prix les rattraper avant l’entrée de la Forêt Noire, de sinistre réputation. Ils convinrent cependant qu’ils avaient eu leur lot d’émotions pour ce jour et établirent leur camp sur les lieux mêmes de leur rencontre, en bordure de la route.
En face, le long de la rive miroitante du Gonfolin, trônait dans l’orange du couchant, l’écrasante silhouette de Villeforte. Allongé dans l’herbe déjà humide de la fraîcheur nocturne, Celian ne pouvait se résoudre à abandonner son guet : le cavalier noir devait passer par là lorsqu’il sortirait. Mais aucun des heureux qui purent franchir le pont ce soir-là avant la fermeture des portes, ne lui ressemblait. Peut-être les gardes avaient-ils décidé de lui poser quelques questions complémentaires...